QUAND DANS CONSCIENCE DE TRACTEUR[i] SONY LABOU TANSI PREDISAIT L’ACTUALITE

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Par Adama AYIKOUE, Professeur de Lettres

Cela fera vingt-cinq (25) ans exactement ce prochain mois de juin 2020 que le Congolais de Brazzaville, Marcel Ntsoni, connu sous le nom de plume de Sony Labou Tansi est parti à M’pemba, au royaume des morts de la tradition Kongo. Profitons de l’occasion pour revisiter quelques-unes de ses œuvres en l’occurrence sa pièce théâtrale Conscience de tracteur écrite en 1973 et qui était finaliste du sixième Concours théâtral inter-africain de la même année et publiée ensuite aux Editions NEA/CLE, Dakar/ Yaoundé en 1979. La première fois que nous avons lu Conscience de tracteur, nous avons été surpris à la fois par l’audacieuse manie du dramaturge à projeter les actions de sa fiction dans l’avenir et à se gargariser de prophéties funestes. Nous étions d’autant plus frappés que nos superstitions d’Africains gavés de tabous depuis l’enfance interdisaient à quiconque de s’amuser à vaticiner de peur de s’attirer des imprécations et de succomber sous le coup de leurs foudres. Mais dans ce texte, Sony Labou Tansi s’est donné le luxe d’indiquer des dates tournées vers le futur. Face à l’actualité factuelle liée à la pandémie du coronavirus, ce théâtre qu’il a voulu jouer à fond et pleinement jusqu’au bout sollicite notre attention, surtout dans ce qu’il a de déictique prédisant la fin du monde. Du coup, l’on se surprend feuilletant certaines de ses pages, de ses réflexions et ce, grâce au « kamasutra » de sa verve où se révèle sous les traits les plus anguleux l’épiphanie de son génie.

  1. Une volonté de reconstruire le monde :

Sony Labou Tansi a toujours caressé le rêve de reconstruire le monde ; ce qu’il faisait d’ailleurs avec ses amis selon le témoignage du journaliste Patrick Merand : « J’étais de passage à Brazzaville et Sony m’avait reçu dans la cour de sa modeste maison où il avait coutume de refaire le monde avec ses amis. »[ii]

Selon le dramaturge, nous devons rendre le monde « plus vivable, plus habitable, plus solidaire et moins barbare. »[iii] De ce point de vue, le vieux patriarche que nous découvrons dans sa pièce théâtrale Conscience de tracteur n’est personne d’autre que Sony Labou Tansi lui-même : « Il était question de recommencer le déluge, pour sauver le genre humain du genre humain.» (p.108) « Il faut que la terre renaisse. Il faut ressusciter l’homme de ses folies. » (p.110) « Depuis quinze ans, je me suis mis à reconstruire ce que j’ai tendrement appelé (ou mieux) baptisé la Nouvelle Arche de Noé (…). J’ai rassemblé dans mon arche près de quatre mille individus et plus de douze mille espèces de plantes et d’animaux. Restait seulement à déclencher le déluge. »  (p.108)

Alors après dix ans « la Nouvelle Humanité serait sorti lentement de sa chrysalide. » (p.109) Et il y aura des hommes neufs « des êtres purs, des êtres harmonieux qui auraient tout oublié de leur séjour sur terre (…). Donc des hommes guéris de leur raison perverse, de leur Histoire nauséabonde, de leur comportement, vivant de la pure simplicité des jours qui s’ouvrent puis se referment… » (p.109). « Cela parce qu’ils auraient eu seulement une âme et une conscience de tracteur. » (p.109). « Et il n’y aura plus de race à genoux ; et la terre ne sera plus qu’une longue tresse de chansons, d’amour au milieu des constellations. » (p.23). De même, «il n’y aura plus de guerre – et il n’y aura plus de haine –parce que l’homme aura été guéri de son cœur et de sa raison – parce qu’il aura tout oublié dans la chute des chromosomes et … il aura une conscience de tracteur.» (p.23). De ce point de vue, l’un des savants affirme : « des recherches ont montré que la race humaine « était appelée à finir ou à céder la place à une autre race, douée de modes de vie différents (…). Une nouvelle forme de vie est en train d’apparaître sur notre terre.» (p.92).

Ainsi ces nouveaux habitants de la planète ou de la nouvelle planète vont vivre et vont agir comme des tracteurs puisqu’ils auront une conscience de tracteur. Il est à remarquer que ce « naître de nouveau » peut aussi faire allusion de manière syncrétique au « Lemba » en tant que culte de la seconde naissance.

  1. Le culte de la seconde naissance :

Dans l’univers culturel kongo, il incombe aux rituels, comme à celui du « Lemba » (ou culte de la seconde naissance) de préserver le monde qui est en permanence défait et remis en cause par les forces qui pourtant le constituent. Sony Labou Tansi était le fils spirituel d’André-Grenard Matsoua, héritier de la sagesse transmise par la société secrète « Lemba ».

Jean-Michel Devesa écrit à ce propos : « Sony Labou Tansi était protestant. Mais sa foi était marquée au sceau du syncrétisme et du messianisme Kongo. Héritier de la société secrète Lemba, continuateur de l’œuvre d’André-Grenard Matsoua, Sony Labou Tansi s’est intéressé à la Kabbale et à la philosophie orientale. Il était représentatif de ces Chrétiens du pays Kongo priant Jésus tout en prenant soin d’honorer régulièrement les esprits des ancêtres. »[iv]

Par la même occasion Jean-Michel Devesa fait remarquer que l’auteur de Conscience de tracteur avait trouvé sa voie, celle du « Lemba » et des savoirs ancestraux : « Sony Labou Tansi qui était sans doute un initié parvenu à un tel degré de savoir qu’il pouvait se proclamer matsouaniste bien qu’issu d’un milieu kibanguiste et s’entretenir avec les mystiques de toutes obédiences, qu’ils soient Kongo, Vili ou Teke, s’efforçait d’atteindre l’état de mahungu, (de communion intime avec le ngu, la matrice primordiale) .»[v]

De même, Bernard Kolelas, dans l’éloge funèbre qu’il a prononcé le 22 juin 1995 en hommage à l’écrivain militant du Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégrale, MCDDI a levé un coin du voile sur sa vie spirituelle : « Dans la forêt qu’il avait reconstituée, reproduite dans son petit domaine de Makelekele, éclairé par des bougies, il était en communion parfaite et permanente avec ses ancêtres et avec son Dieu Nzambi a Mpungu, avec l’esprit de Kimbangou Simon et de Matsoua André-Grenard, avec le Christ et l’Esprit Saint, le Mpene a Nlongo »[vi]

Sony Labou Tansi lui-même en 1980 dans une interview publiée dans un numéro de la revue Mweti a revendiqué une démarche et une pratique d’écriture empruntant à l’occultisme : «Dans le domaine des idées, 73 c’est loin déjà. Je vous disais tout à l’heure que je pratique la religion de la vie. A cause de cela mon écriture est en quelque sorte occulte. »[vii]

Rappelons qu’en 1973, la pièce théâtrale Conscience de tracteur était finaliste du sixième Concours théâtral inter africain. Sylvain Bemba dans la revue Equateur témoigne de ce fait : « C’était en 1973, au mois de juillet ou août. J’avais suivi la diffusion, sur les ondes de la radio nationale, des pièces finalistes du sixième Concours théâtral inter africain. Parmi elles, « Conscience de tracteur » d’un enseignant congolais Sony Marcel, complètement inconnu à l’époque. »[viii]

L’année 1973 donc serait probablement l’année où Sony Labou Tansi a conçu et écrit sa pièce théâtrale Conscience de tracteur. Ce thème occulte de la seconde naissance, de la nouvelle vie, Sony Labou Tansi ne l’a pas seulement développé dans Conscience de tracteur. Nous retrouvons le même thème dans son roman, le tout dernier, Le Commencement des douleurs où le savant Hoscar Hana rêve à « un sixième continent » : « Vous verrez ces îles artificielles, jusqu’au jour où, au beau milieu du Pacifique Sud, j’en appellerai au sixième continent, une terre vierge soulevée du fond des mers (…) une terre absolument neuve (…). J’aurai inventé une terre sans histoire, propriété incontestable des gens de ma lignée. Ainsi, les derniers de la Terre seront les premiers, lavés du poids de l’histoire, de la crasse sédimentaire de trois mille ans de frustrations, d’humiliations, de négations parfaites – ce siècle étant fatigué. »[ix]

Toujours à propos du thème du renouvellement du genre humain, Sony Labou Tansi a eu une autre approche dans sa pièce Monologues d’or et noces d’argent pour douze personnages. Ici il s’agit d’un arbre de vie, la mémoire du monde. L’arbre de Gohomsaya est « un nambarinier », un arbre merveilleux, perdu au milieu de la jungle que convoite l’Homme-Monstre : « Nous sommes venus pour élever au cœur d’un trou paumé une entreprise. L’entreprise la plus viable de tous les temps. Si Colomb, au hasard de ses petits vagabondages, a marché sur l’Amérique, nous, mes bambins, mes femmes, mesdames et messieurs, nous avons découvert plus que l’Amérique, les racines de l’univers jouables en la personne de cet arbre. »[x]

Tout compte fait, ce « nouveau Nouveau Monde » de Sony Labou Tansi s’apparente à la vie après la mort selon la conception de l’auteur de Conscience de tracteur.

  • La vie doit continuer après la mort :

Pour Sony Labou Tansi, la mort n’est pas redoutée. Elle n’est qu’un passage. L’écrivain une fois mort, pensait renaître. C’est justement ce qu’il déclarait dans un entretien à Bernard Magnier dans un numéro de la revue Notre Librairie : « J’écris pour être vivant, pour la demeurer. (…) Je sais que je mourrai vivant. Tous les hommes devraient mourir vivants. C’est si beau. »[xi]

A propos de 1973, l’année de conception et de rédaction de Conscience de tracteur, il reconnait dans une interview publiée par la revue Mweti : « En 1973, je pensais que la mort est une exécution pure et simple. Aujourd’hui je sais que la mort nous permet d’être vivant à point. Si on regarde tout ce que j’écris, il y a une prière faite aux hommes, à tous les hommes, s’il vous plaît, soyons vivants. Mon projet essentiel est celui de rester vivant après ma mort. Cela devrait être le projet de tous les hommes. Parce que c’est, à bien voir les choses le seul qui sauve, tous les autres tuent. »[xii]

Cet éternel jeune homme au front dégarni ne croyait pas en effet à la mort. Dans toute son œuvre, il ne cesse de clamer cette force dévorante de la vie. Mais s’il y a dans la mort une possibilité de vie, c’est tout simplement parce que la mort n’est pas la mort. C’est là l’intime conviction du Capitaine Adona dans Une Chouette petite vie bien osée : « Il s’agit, à partir de la mort qui creuse en nous, d’enfanter un jaillissement. »[xiii] Et Sony Labou Tansi est assez très clair là-dessus même dans ses recueils de poème : « Il n’y a pas de mort ça nous l’avions toujours su. »[xiv]

Sony Labou Tansi conclut sa dernière pièce de théâtre, Qu’ils le disent… Qu’elles le beuglent… (datée du 7 août 1993) sur cette même certitude : « Ne vous y trompez pas : la mort est un Dieu sans tête ni queue. Aucune voix ne lui appartient. La vie a été tendrement posée sur le chaos. La mort comme une fiévreuse folle s’est mise à gaver. Pourtant aucune mort n’a assez de ventre pour engloutir la lumière. »[xv]

      Conclusion :

Meneur d’hommes, l’auteur de Conscience de tracteur s’est érigé en digne continuateur d’André-Grenard Matsoua, en « prophète » de son peuple. Plus son espoir de mettre au monde le monde était faible, et plus il luttait. Il voulait donner et redonner confiance aux plus démunis. Aussi était-il prêt et déterminé à briser pour reconstruire. Sony Labou Tansi avait une fois pour toutes accepté de jouer avec la vie et la mort, avec les siennes et aussi avec celles des autres. Oui, décidément, Sony Labou Tansi était bien fou, non pas de Dieu, mais de l’Histoire et des hommes. Tous les coups n’étaient-ils pas permis pour se venger, châtier et remettre les hommes dans les chemins du monde, semer le vent de l’Apocalypse? Il importait surtout de se dépasser.

i Sony LABOU TANSI : Conscience de tracteur, Dakar/ Yaoundé, NEA/CLE, 1979.

ii Patrick MERAND, « Le Congo en deuil », revue Sépia, N° 19, juin 1995, p. 56.

iii SONY LABOU TANSI, « Lettre ouverte à l’Humanité », revue Equateur, N° 1, Paris, 1986, p. 24.

iv Jean-Michel DEVESA, SONY LABOU TANSI, Ecrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 120.

v Ibidem, p. 289.

vi Bernard KOLELAS, « Eloge funèbre », Sang’Olo, N°003, juillet 1995, p.2.

vii SONY LABOU TANSI, « Rencontre avec Sony Labou Tansi ou une écriture plurielle », Propos recueillis par Tchicaya Unti B’KUNE, revue Mweti, N° 250 1er mars 1980.

viii Sylvain BEMBA, « Sony Labou Tansi et moi », la revue Equateur, Op. cit. p. 49.

ix SONY LABOU TANSI, Le Commencement des douleurs, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 102-103.

x SONY LABOU TANSI, Monologues d’or et noces d’argent pour douze personnages publié dans Jean-Michel DEVESA, SONY LABOU TANSI, Ecrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Op. cit, p. 305.

xi SONY LABOU TANSI, « Je ne suis pas à développer mais à prendre ou à laisser », Entretien avec Bernard Magnier, Notre Librairie, N° 79, avril-juin 1985, p.7.

xii SONY LABOU TANSI, « Rencontre avec Sony Labou Tansi ou une écriture plurielle », revue Mweti, Op. cit, p.7.

xiii SONY LABOU TANSI, Une Chouette petite vie bien osée, Carnières (Belgique), Editions Lansman, 1992, p.30.

xiv SONY LABOU TANSI, « Prières », Poèmes et vents lisses, Collection « Le Traversier », Solignac, Le Bruit des autres, 1995, p. 13.

xv SONY LABOU TANSI, Qu’ils le disent… Qu’elles le beuglent… in Théâtre I, Collection « Beaumarchais », N°18, Carnières (Belgique), Editions Lansman, 1995, p.31.

 

 

 

 

 

 

 

 

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